Le bunker de Tito
Après notre escapade imprévue en Croatie, nous reprenons notre visite de la Bosnie et mettons le cap vers le centre du pays. Nous arrivons le 9 octobre à la petite ville de Konjic, l'une des plus anciennes du pays avec son vieux quartier Ottoman. Une atmosphère très paisible s'en dégage et alors que nous traversons son vieux pont, nous assistons à un joli spectacle qui nous fait aussitôt voyager plus à l'est : le chant de la prière s'élève des différentes mosquées de la ville et vient résonner entre les montagnes.
Le lendemain, nous nous dirigeons vers la curiosité des environs, pour une visite qui promet d'être étonnante. Dans le contexte de guerre froide des années 50, Tito ordonne la construction de l'ARK D-0, un immense abri anti-atomique. Situé à quelques kilomètres de Konjic et creusé à l'intérieur des montagnes, il fut bâti dans le plus grand des secrets et révélé qu'à l'issue de la guerre en 1995. Son objectif était de pouvoir abriter en complète autonomie le président ainsi que 350 dirigeants de l'ex-Yougoslavie, dans le cas d'une attaque nucléaire. Sa construction ne se termina que 26 ans plus tard et il en coûta la modique somme de 4,6 milliards de dollars. S'il n'a finalement jamais servi à son objectif initial, il est désormais ouvert au public et accueille des expositions d'art contemporain.
Lors de la visite, nous sommes assez surpris par le discours introductif de notre guide. Elle nous explique que Tito reste aux yeux des Bosniens « un très bon dirigeant et chef de guerre », « qui parvenait à faire régner la paix entre les différentes nations de Yougoslavie ». Nous sentons un profond attachement, voir une certaine glorification de Tito. Il est pourtant - à nos yeux de français - plutôt synonyme d'un régime autoritaire. En fait, il existe en Bosnie un réel sentiment de nostalgie envers cette époque de paix avant l'explosion de la Yougoslavie. Le régime communiste assurait l'accès aux systèmes d'éducation et de santé à tous. Nous avons constaté de nous même la misère dans laquelle vivent désormais certains bosniens, et pouvons donc comprendre ce sentiment de "c'était mieux avant". Comme quoi, il est intéressant de chercher à comprendre la perception d'un peuple, et de regarder au-delà de nos propres préjugés culturels.
La visite du bunker se fait en 1h30, un peu au pas de course vu l'immensité du lieu (6000m2 au total). Avec Valentin, nous avons envie d'explorer tous les recoins, et sommes un peu comme les mauvais élèves de la classe, toujours derrière le reste du groupe ! Nous traversons plusieurs blocs distincts : les appartements, les salles de communication, de conférences et bien sûr les locaux de maintenance... La visite est impressionnante et permet de se plonger dans l'histoire du pays en prenant conscience de la mégalomanie de Tito et du pouvoir de son armée.
Durant la visite, nous rencontrons 2 femmes Serbes avec lesquelles nous sympathisons et qui nous orientent vers quelques lieux à visiter en Bosnie. Sur leur recommandation, nous passons donc l'après-midi au bord du lac Boracko au sud de Konjic. L'été, l'endroit accueille les baigneurs de la région, mais en cette saison, il est très calme. A vrai dire, nous n'y croisons que quelques personnes et surtout beaucoup de chiens errants recherchant la compagnie. Nous finissons donc le tour du lac avec une véritable colonie de chiens et Cassia semble un peu inquiète de devoir désormais partager ses maitres !
Le lendemain, nous avons prévu de randonner vers Lukomir, le plus haut village de Bosnie perché à 1500m d'altitude. La randonnée prend 7h aller-retour et traverse le massif de Bjelasnica. Malheureusement, le soleil n'est pas au rendez-vous et nous devons nous couvrir chaudement pour partir de bon matin. Nous continuons d'en prendre plein la vue dans la nature de ce pays. Ici, les montagnes rocailleuses associées aux couleurs flamboyantes de l'automne sont magnifiques. Une fois arrivés au sommet précédant le village, la vue est moins belle pour ne pas dire absente ! Un épais brouillard vient de nous envelopper et l'on ne voit plus à un mètre devant nous. Le vent se lève, il fait très froid malgré nos bonnets et nos gants et nous commençons à fatiguer...
Alors que nous entamons la descente, nous apercevons enfin Lukomir en contrebas ce qui nous redonne un peu de courage pour les derniers kilomètres. Nous arrivons aux alentours de 13h30 et découvrons un village bien calme. Quelques hommes sont occupés à couper du bois et nous saluent. En nous promenant, nous découvrons combien les habitations sont rudimentaires et avons l'impression d'avoir fait un bond de 2 siècles en arrière. Les 60 habitants vivent dans des petites maisons en pierres, dont les toits pointus sont faits de bois ou de taules. L'eau courante et l'électricité n'ont été installées que depuis 2006... Il est difficile d'imaginer que nous ne sommes qu'à 1 heure de Sarajevo !
Nous avons très faim et nous mettons à la recherche d'une auberge mentionnée sur un guide. Nous toquons à la porte des quelques maisons qui disposent de tables à l'extérieur, mais tout semble désert. Il faut dire que l'hiver, le village se retrouve isolé par la neige et de nombreux habitants redescendent vivre plus bas dans la vallée après l'été. Au fond du village, nous repérons une dernière maison, avec un panneau qui laisse penser à un restaurant. Nous y rencontrons une petite dame qui ne parle pas anglais. Elle semble bien embêtée au premier abord donc nous hésitons : peut-être s'agit-il finalement d'une simple maison ? Nous lui mimons que nous cherchons à manger et elle finit par sortir son portable avec un traducteur. Elle nous explique qu'elle n'a pas de repas de prêt, mais qu'elle peut nous faire des pommes de terre si nous attendons environ 30 minutes. Cette proposition nous convient tout à fait mais nous sommes un peu gênés car nous avons l'impression de nous imposer. Elle nous installe à une grosse table dans son salon, près de sa gazinière au bois. Elle nous montre ce qu'elle est en train de cuisiner : de la confiture faites avec des baies rouges et des pommes de terre rôties au four. Cela ressemble plus à une cuisine familiale et notre doute s'accentue. Je lui demande si nous sommes bien dans un restaurant et elle me fait un sourire gêné, me fait signe que pas vraiment puis me répond « a small ». Nous comprenons alors qu'il s'agit plus d'un petit café qu'un restaurant. Des travailleurs du village viendront d'ailleurs s'y arrêter peu après. Elle vient donc de nous accueillir à manger ce qu'elle était en train de préparer, sans doute pour sa famille, dans la plus grande générosité.
Après s'être absentée quelques minutes, elle revient avec un plateau chargé de petits beignets, de confiture de baies et de kajmak, un fromage frais qui ressemble à du beurre. Nous trouvons légèrement étrange de commencer le repas par ces mets, qui ressemblent plus à un petit-déjeuner chez nous, mais bien sûr nous dégustons avec plaisir ! Elle nous sert ensuite une grosse pomme de terre directement sur le plateau, que nous mangeons avec des petites cuillères et qu'elle nous dit d'associer avec le kajmak. Finalement, nous passons près de 2 heures dans le salon de cette inconnue, à la regarder préparer sa confiture. Forcément, nous sommes un peu bloqués par la barrière de la langue, mais les regards et les sourires permettent aussi d'en dire beaucoup ! Le genre de moment précieux que nous espérons revivre souvent au cours de ce voyage.